Mon esprit déguisé en art contemporain

Se perdre dans des ruines suédoises imaginaires au MAC

Photo Laurent Grasso

Mon cerveau et moi sommes allés au Musée d’art contemporain, errer dans l’exposition « Uraniborg » de Laurent Grasso, qui a ouvert ses portes au public le 7 février dernier. L’installation a été co-commissionnée par le MAC et le Musée du jeu de paume à Paris. Après un été fructueux en France, elle traverse l’atlantique pour se nicher à Montréal.

Uraniborg au XVème siècle, c’est le plus grand observatoire astronomique d’Europe, avant même que la lunette astronomique ait été inventée. Aujourd’hui, c’est un tas de ruines moussues, naufragées sur une île suédoise solitaire.

Grasso joue avec l’espace, ma perception, la votre, recréant un lieu mi-imaginaire, mi-historique, courant après les histoires mortes qui se sont un jour déroulées—ou non—dans des lieux fantasmagoriques qui semblent l’obséder.

La matinée du cerveau et la mienne ont fondu entre le labyrinthique Uraniborg et le jardin italien de Bomarzo, gardé par des gargouilles, monstres de granit et les fantômes de Duchamp et Dali qui s’y sont un jour promenés.

Voilà un compte rendu presque-en-direct de nos divagations—griffonné, dans une obscurité quasi-totale, sur un cahier de 10 × 15 cm, avec un stylo dysfonctionnel, sans drogues. Reportage de l’extrême.


J’entre dans un couloir sombre. Une fenêtre, la mer et une île en vue. Une autre fenêtre, un oiseau, faucon. Des objets étranges. Sculptures, gravures chargées d’histoire brute.

« On air » en néon à ma droite.

Une voix de femme, un humain! Je me sens appelée.

« Bomarzo » est inscrit sur le néon suivant. Je laisse mon cerveau s’engourdir—sur un banc sombre—par l’histoire d’un jardin aux monstres névrosés.

Au bout du couloir, de la lumière. Des oiseaux s’envolent mais je suis coincée, cul-de-sac.

J’erre un peu plus au hasard, reviens sur mes pas, emprunte un autre chemin. Des morceaux de mots néons s’asseyent sur des rebords de fenêtres éparpillées « VISIBILITY IS… ». Des masses fantomatiques microbiennes flottent dans un ciel orange. « VISIBILITY IS A TRAP », le secret du mot néon enfin dévoilé.

Un homme prend des photos au bout du couloir et je ne vois plus les mots que j’écris. « In silentio ». Livres, gravures, dissonances. Son retardateur bourdonne dans mes oreilles.

Une autre voix résonne dans mes oreilles. Une voix d’homme. Je la cherche dans le crépuscule, je la cherche dans l’eau indécise. Le photographe c’est Laurent Grasso. C’est l’artiste. Il se tient impassible et effrayant au bout du couloir de son labyrinthe et il prend des photos inlassablement.

Machinalement. Bip, bip, bip. Clac.

Cette salle c’est l’apocalypse? Des soleils rougeoyants et des pierres volantes me scrutent.

« Uraniborg ». Lumière.

Je vais entrer dans le champ de l’appareil photo à nouveau. Je souris à l’artiste pour voir s’il est humain. Il me regarde en faisant semblant de ne pas me voir. Je suis peut-être devenue fantôme, errant au hasard dans ce labyrinthe.

Un point de lumière qui rétrécit sur du noir. Où est la voix? Quelqu’un parle en anglais mais les inflexions sonores sont trop lointaines. Ou peut-être suis-je en train de m’évaporer?

J’assiste à mon propre requiem. Des visages de peintures flamandes me fixent intensément pendant que je m’efface dans le vide.

J’entends encore le retardateur. Je me noie dans le ciel gris. Dans l’eau grise. Dans la lumière qui tombe en un trait vertical et diffus, du ciel vers l’eau. On essaye de me faire croire à Dieu? Les visages flamands, encore. Mes idées étouffent et tournent en rond avec les images.

Le photographe-artiste. Il s’est déplacé avec son appareil photo sur trépied. C’est une machine. Je le savais.

« In silentio ». Je tourne, avalée par un soleil brûlé. Le ciel orange de tout à l’heure. Des nuées microbiennes d’insectes ? Bourdonnements.

Poste de contrôle.

Je ne vois personne ailleurs, derrière ces murs, mais je les vois eux, sur les murs. Ce sont tous des hommes d’église, ils examinent le monde travers leurs télescopes. Ils sont ici aussi, et ils vont devenir fantômes comme nous.

J’entends des pas mais je perds les chaussures auxquels ils sont suspendus. Je suis seule pour cinq minutes.

Le photographe est encore là, à prendre des photos du monde. Tout d’un coup, il est de l’autre côté du couloir. Il parle à d’autres humains. Sont-ils robots eux aussi? Ou suis-je en train de réapparaître progressivement? Alors que je les écrits, j’arrive à lire ces mots.

Il a une odeur d’artiste français imbibé d’eau de Cologne pas cheap, il est humain finalement.

« On air ». Cette fois le bruit m’enveloppe d’angoisse. Je ne veux pas disparaître à nouveau. Le ciel sans barrière-fenêtre. Un homme au loin sur la route sépia.

« The silent movie ». Pour un film muet, il fait du bruit. Le souffle du vent dans les feuilles et les vagues cassées sur la plage au loin. Et un bruit sourd indistinct.

Des bateaux glissent hors de mes yeux et de ma perception. Calme militaire.

Lumière jaune. Plus de néons fluorescents. Je suis sortie. L’artiste est délogé avec réluctance de son château chimère. Jeté en pâture aux journalistes et chroniqueurs d’art qui sont partis à la chasse aux mots.