« Pour moi c’est ça l’arpentage, c’est bien plus que déchirer un livre, c’est désacraliser le savoir. » Paolina Caro, psychologue sociale et militante d’education populaire politique au sein de l’UPB, à l’initiative du Labo.
C’est avec les yeux écarquillés que je reçois mes 29 pages des Damnés de la Terre de Frantz Fanon(1961). Oui, nous venons bel et bien de nous partager cet ouvrage mythique de réflexion post-coloniale en parts égales. Nous sommes dix, autour d’une table, et nous débutons ce que nous appelons communément au Labo Décolonial : l’arpentage.
Il s’agit d’une méthode d’analyse collective d’un ouvrage littéraire, inventée dans les cercles d’études ouvriers du XIXème siècle. Elle permet de « dédramatiser le rapport à la lecture, à la compréhension d’ouvrages dits compliqués, qui ne seraient réservées qu’à certain-e-s» comme l’explique le groupe Inter-Environnement Bruxelles et la Ligue des droits de l’homme, qui a mené le même exercice autour du livre de Saul Alinski, Être radical – Manuel pragmatique pour radicaux réalistes.
C’est aussi une manière d’encourager la libération de la parole de chacun-e, en vue d’établir un dialogue constructif autour de questions sociales importantes — trop souvent considérées comme exclusivement une affaire politique. C’est donc ça l’éducation populaire, laissez la place aux profanes !
Car si l’arpentage est un des outils utilisés par le Labo Décolonial, c’est parce qu’il s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire. Il s’agit d’un concept qui vise à favoriser l’accès au savoir et à la culture au plus grand nombre afin de permettre à chacun-e de s’épanouir et de retrouver la place de citoyen qui lui revient.
Voila en partie d’où nous vient ce nom, parce qu’avant tout l’objectif de la décolonisation, c’est l’émancipation, l’indépendance. Ainsi, à travers ce laboratoire de réflexion nous luttons ouvertement pour acquérir ce statut au sein même de la société Française.
La question de la création d’un ‘laboratoire de réflexion et d’éducation populaire’ nous vient principalement d’une des membres actives de l’Université Populaire de Bordeaux, Paolina Caro, qui travaille sur la gestion coloniale des quartiers populaires en France.
Les mobilisations de cet été pour la cause palestinienne ont été initialement portées par des jeunes —et moins jeunes— issu-e-s de quartiers dits populaires.
Celà a permis de mettre en lumière leurs actions et la nécessité de les intégrer dans le débat public. Voilà un des éléments déclencheurs qui a conduit à la création d’un espace d’expérimentation, de recherche et de réflexion plus tard nommé le Labo Décolonial.
Les activités du Labo Decolonial ont été officiellement lancées sur la ville de Bordeaux le 29 décembre 2014 avec la projection du film documentaire Concerning Violence (2014) de Göran Hugo Olsson. Le documentaire retrace neuf scènes archivées ‘d’autodéfense impérialiste’, utilisées par les peuples africains en vue d’acquérir leur indépendance. Il est narré par Mrs Lauryn Hill, et s’inspire des textes des Damnés de la Terre (1961) de Frantz Fanon.
Aujourd’hui, deux mois seulement après son lancement officiel, le Labo Décolonial poursuit sa réflexion sur l’ouvrage de Frantz Fanon. Une série d’arpentages a donc été organisée dans les locaux du bar auto-géré écoféministe le Samovar au 19 rue Camille Sauvageau à Bordeaux.
Quoi de plus motivant que de se réunir autour d’une tisane, dans un espace militant pour réfléchir ensemble des différentes méthodes par lesquelles nous serions capables de porter encore plus haut notre combat.
L’objectif est clair : il s’agit de susciter au sein du milieu étudiant dans un premier temps — tout en élargissant l’audimat — une prise de conscience de la politisation d’un problème non pas personnel mais bel et bien collectif.
La colonisation fait partie intégrante de l’histoire de la France, et bien qu’elle soit considérée comme révolue, ancienne, il n’en demeure pas moins que ses séquelles se sont immiscées dans la vie quotidienne de la cité – au sens politique du terme. Il est donc question de remettre le débat sur le tapis, en réfléchissant autour de ces mécanismes d’inhibitions et ces déterminismes sociaux qui excluent, écartent et divisent les jeunes — qu’ils soient issus des quartiers dits populaires, de l’immigration post-coloniale, des campagnes ou des villes. L’idée matrice du Labo Décolonial est de rassembler, partager et débattre ensemble autour de ces problématiques trop souvent effacées de la sphère publique.
Certes, le Labo n’a pas le statut d’une association militante, car il puise sa source de l’Université Populaire de Bordeaux, mais son action est complètement engagée.
Les réflexions et les actions qui y sont construites participent de manière active à la propagation d’un mouvement social, collectif qui transcenderait toutes barrières économiques et culturelles. Il est important aujourd’hui en France, de réouvrir de tels débats.
Bien que douloureux et indignants, les attentats qui ont été perpétrés dès les premiers jours de l’année 2015 dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo ont suscités beaucoup de questionnements concernant la gestion des pouvoirs publics de ces quartiers et populations écartées. Il est donc nécessaire de renouer un dialogue, de manière collective, inclusive et intersectionnelle.